Joute perdue
(celle de Jean-Paul Riopelle et des Québécois qui se souviennent)

par Monique Désy Proulx

« Colonie précipitée dès 1760 dans les murs lisses de la peur, refuge habituel des vaincus […]. L'élite reprend la mer ou se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois qu'une occasion sera belle. »

Refus global, 1948

 

Le quartier Hochelaga-Maisonneuve recèle des trésors que bien des Montréalais ignorent. L'un de ces trésors y a passé 26 ans avant d'être arraché du sol, en 2002, pour aller joindre le temple de la finance québécoise au Quartier international des affaires.

Il s'agissait d'une fontaine monumentale, sculptée par Jean-Paul Riopelle et installée à côté du Stade olympique depuis les Jeux de 1976. Elle s'intitulait La Joute, à défaut de s'appeler, comme l'aurait voulu l'artiste, Le Jeu du drapeau. Il semble qu'à l'époque, l'allusion à ce fameux jeu, pratiqué un peu partout dans les cours d'école du Québec, avait heurté le maire de Montréal, monsieur Drapeau lui-même. À sa demande, Riopelle avait donc rebaptisé son œuvre... La Joute. Aujourd'hui cette joute est perdue pour l'Histoire, pour son lien avec les jeux olympiques, pour les enfants du quartier où elle avait trouvé place et en l'honneur desquels elle avait été conçue. Mais c'est l'usage, au Québec, d'ignorer d'où viennent les choses…

C'est pourtant où elle était que cette oeuvre exprimait tout ce qu'elle avait à dire, puisqu'elle rend hommage à l'enfance et à la nature en évoquant le jeu et les Amérindiens. Or, la fontaine se trouvait à deux pas du Jardin des Premières Nations du Jardin Botanique, voisine du Biodôme et de sa faune, à l'ombre d'une arène de hockey et d'un stade olympique… dans un quartier familial qui abrite également la statue de bronze du plus grand héros historique du sport canadien-français, Maurice Richard, que l'artiste admirait sans équivoque.

Peut-on imaginer contexte plus favorable pour révéler le sens de cette œuvre ? Et existerait-il visage de Montréal plus attirant, sur le plan international, que ce haut lieu du jeu et du sport, avec ses musées consacrés à la nature (Insectarium, Maison de l'arbre, Biodôme et, bientôt, Planétarium), s'il était entouré de jardins voisinant la fameuse sculpture-fontaine circulaire rendant hommage à la culture autochtone ?

Là où elle était, La Joute nous invitait à adopter le parti-pris de son auteur pour la Nature, au moment où il devient urgent de le faire partout dans le monde. Cette fontaine nous donnait également l'occasion d'offrir un lieu aux Premières Nations, dans l'île de Montréal où on ne les voit guère. L'œuvre en bronze, avec ses hiboux, ses têtes d'ours et de chef indien dispersés autour du bassin, aurait pu susciter des échanges culturels enrichissants entre Québécois et Autochtones.

La fontaine aurait pu servir de catalyseur pour intégrer et mettre en valeur les diverses installations qui font la richesse méconnue du quartier Maisonneuve : ses parcs, ses musées, ses bâtiments sportifs, son histoire industrielle, ses grandes églises, ses œuvres d'art public, ses rues larges et sa perspective sur l'horizon.

Bien sûr, placée dans son racoin, l'œuvre de Riopelle était désolante : abandonnée par les pouvoirs publics pendant tant d'années, elle s'était dégradée. Emmurée vers 1985 par la construction des bureaux de la Régie des installations olympiques, sur l'avenue Pierre-de-Coubertin, elle était peu à peu devenue inaccessible. Pour la traiter avec les égards qui lui étaient dus, il aurait fallu non seulement la restaurer, mais aussi l'entourer d'un parc de verdure, plutôt que de ciment.

Et justement, la Régie des installations olympiques (RIO) avait commandé pour 2002 des plans d'aménagement visant à transformer en jardins le paysage lunaire qui entoure le Stade. Des tonnes de béton inutile devaient disparaître pour laisser place à la végétation, ce qui aurait fait surgir à nos yeux l'étrange beauté de ce stade unique au monde. Placée dans des jardins mettant en vedette notre flore laurentienne, cette construction qui nous a coûté si cher aurait pu devenir notre fierté plutôt que notre honte. D'autant que l'on songe à convertir le mât du stade pour y accueillir des entreprises de nouvelle technologie...

Dans les plans d'aménagement de la RIO, on prévoyait également démolir les bureaux qui longent la rue Pierre-de-Coubertin, garnir d'arbres cette artère, en élargir les trottoirs pour en faire une promenade piétonnière, installer un café sur le toit de la station de métro Pie-IX et ouvrir le Parc olympique au quartier qui vit juste à côté et qui déploie d'autres trésors au fil des rues, jusqu'au sud, jusqu'au fleuve.

En déplaçant la fontaine pour l'installer au centre-ville, loin de la nature, loin du jeu, de l'enfance et des Amérindiens, les pouvoirs financiers ont trahi la pensée d'un de nos plus grands artistes. Riopelle tenait à ce que sa sculpture soit « dans l'Est et non dans l'Ouest », selon sa fille Yseult et selon son amie Madeleine Arbour, cosignataire avec lui du célèbre Refus global.

De plus, les décideurs ont consacré des sommes faramineuses au déménagement d'une œuvre déjà créée, plutôt qu'à la création d'une œuvre nouvelle par un artiste vivant, conçue expressément pour le centre-ville, sur le thème du commerce international, de l'ouverture sur le monde et du Québec nouveau, autant de thèmes inspirants pour un artiste.

S'ils avaient laissé l'œuvre à sa place et s'ils avaient investi dans la création de jardins autour de La Joute, ils auraient contribué à revitaliser de façon intelligente un quartier montréalais qui a été bafoué, mais qui possède toutes les infrastructures pour devenir un joyau de la vie urbaine et du tourisme québécois.

La Joute est un combat que nous proposait l'Histoire, par l'entremise de Riopelle. Nous l'avons perdu. Espérons au moins qu'on s'en souviendra.

Voir aussi l'article du Devoir, mai 2002 : http://www.ledevoir.com/2002/05/13/848.html

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